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Depuis plusieurs décennies, malgré d’énormes efforts réalisés pour combattre ce fléau, les programmes visant la réduction de la mortalité maternelle en Haïti ont malheureusement donné peu de résultats probants. Au cœur de ceux-ci, une stratégie d’intervention axée sur la hausse des accouchements en milieu institutionnel. Pourquoi ces résultats sont-ils aussi peu réjouissants ? Quel est l’angle mort de cet échec ? S’agirait-il tout simplement du fait qu’on nie l’existence d’autres choix pour l’accouchement ? À cet effet, Santos (2011) avance que « la compréhension du monde est beaucoup plus ample que [sa version] occidentale ». S’ajuster à cette réalité exige de nouvelles relations entre ces différents types de connaissances (Santos, 2011).
Plus concrètement, moins de 40 % des naissances en Haïti ont lieu dans un établissement de santé (MSPP, 2018). En effet, deux systèmes parallèles coexistent, répondant différemment aux besoins des parturientes haïtiennes : celui de la médecine occidentale basée sur un enseignement universitaire formel, légitimé par la scientificité, et l’autre système, celui de la médecine créole ou ancestrale. Ce dernier est un mélange de médecine locale et africaine, que l’afroféministe brésilienne Gonzalez désigne par le concept d’améfricanité (Gonzalez, 1988) : un processus historique de dynamiques culturelles étroitement liées à la négritude et propres à toute la diaspora africaine. Il s’agit de connaissances construites et utilisées par ces communautés en matière de diagnostic et de traitement de divers états et maux, dont la grossesse et l’accouchement. Elles reposent sur l’expérience et l’observation transmises oralement d’une génération à l’autre.
La médecine occidentale est au contraire conceptualisée comme modèle médical hégémonique (Menéndez, 2020), ahistorique, individualiste et d’orientation curative. La relation médecin/malade y est asymétrique et subordonnée, le savoir du patient en est exclu. Le processus santé/maladie y est aussi marchandisé, ce qui provoque entre autres la tendance à médicaliser les pratiques. Elle se présente d’ailleurs comme la seule approche viable du processus santé-maladie-soins au sein duquel se situe le phénomène de l’accouchement.
C’est l’héritage colonial qui explique cette dualité entre l’accouchement à l’occidentale et celui exercé à domicile en Haïti. Il a suscité la coexistence d’une médecine introduite par les colons et de celle permettant aux personnes réduites à l’esclavage de répondre à leurs soucis de santé grâce à une riche pharmacopée locale (Gonzalez, 1988).
La matrice coloniale haïtienne a moulé des relations de domination sur un mode binaire. On les retrace encore de nos jours : maîtres/esclaves, Blanc·hes/Noir·es, hommes/femmes, civilisé·es/sauvages, hétérosexuel·les/non-hétérosexuel·les. Ainsi, tout ce qui s’associe avec le maître, le Blan [l'étranger], l’homme, le civilisé et l’hétérosexuel est perçu comme désirable et positif ; le reste se retrouve classé comme inférieur et dégradé.
Les systèmes raciste, capitaliste, classiste et patriarcal s’y sont forgés à titre d’axes structuraux de la société (Moïse, 1988) et, bien entendu, des structures de pouvoir. Pour bien saisir ces systèmes étroitement liés et inséparables, on doit cependant procéder à des analyses distinctes.
Ainsi, le racisme traduit le pouvoir d’un groupe par rapport à l’autre basé sur la construction sociale de la race ou de la couleur de peau. Une telle culture du privilège naturalise ses inégalités et, depuis la colonie, infériorise un groupe de personnes (Sección Otros Saberes LASA & Viveros Vigoya, 2022). Ce racisme établit une hiérarchie culturelle opposant la supériorité blanche occidentale à une infériorité noire africaine (Gonzalez, 1988). S’installent et se consolident ainsi des mécanismes complexes d’exclusion et de discrimination qui se fondent sur la banalisation et la dévalorisation des accouchements à domicile. On retrouve ces mécanismes tant chez les décideurs haïtiens qu’internationaux, marginalisant par le fait même l’importance culturelle et le caractère réconfortant de cette pratique pour la majorité des Haïtiennes. Accoucher à la maison est en effet un événement social où la femme est entourée d’attentions, de dévouement et d’affection ; la douleur de l’enfantement est considérée ici avec compassion et empathie par sa famille (Tremblay, 1995). L’accouchement se caractérise aussi par une sécurité spirituelle collectivement partagée (Damus, 2021).
Loin de cette réalité de la majorité des Haïtiennes, à titre d’exemple, le programme Santé pour le développement et la stabilité d'Haïti (SDSH) financé par l’USAID entre 2007 et 2012 a été identifié comme programme phare de la santé maternelle. Ses objectifs soulignaient la nécessité de réduire le taux élevé de mortalité maternelle et, pour y arriver, misaient sur une meilleure accessibilité aux soins prénatals et obstétriques en encourageant l’accouchement dans les établissements de santé. Le rapport officiel de ce programme affirmait ainsi ce qui suit :
Cet exemple démontre l’incompréhension de la complexité du problème de l’accouchement à domicile de la part des décideurs. Il ignore l’existence de pratiques alternatives et reflète l’inadéquation des stratégies occidentales : celles-ci ne correspondent tout simplement pas aux besoins d’une majorité de femmes haïtiennes. De surcroit, signalons les barrières géographiques importantes rendant souvent impossible l’accouchement en institution : la plupart des parturientes doivent en effet se déplacer en motocyclette pour accéder aux établissements et payer le service pourtant public, somme variant en fonction du type d’accouchement et du matériel et des médicaments utilisés (World Bank Group, 2019).
Un autre aspect pervers de ce racisme culturel se retrouve dans l’adoption et l’intériorisation de ses propres codes par les personnes qui le subissent, ce qui, dans les faits, le renforce (Menéndez, 2017). En ce sens, à titre d’exemple, la composante santé maternelle du plan stratégique national pour la réforme du système de santé préconise exclusivement les accouchements en établissement avec accompagnement d’un personnel qualifié (Ministère de la Santé publique et de la Population, 2005), la réalité des accouchements à domicile et des matrones étant ici aussi ignorée.
La colonialité persiste et se perpétue ainsi dans la dynamique sociale moderne des accouchements en Haïti et peut servir à expliquer la persistance de taux élevés de mortalité maternelle. Elle opère à travers la naturalisation des hiérarchies raciales et sociales qui reproduisent certaines relations de domination (Quijano, 2019). Ceci se reflète, par exemple, dans le traitement réservé aux femmes parturientes au sein des institutions sanitaires haïtiennes. On y relève en effet une panoplie d’attitudes racistes et classistes, variant selon l’espace occupé par la parturiente dans l’échelle sociale (Gonzalez Casanova, 2006). Car les manifestations de schémas de domination-soumission se recréent aussi entre groupes subordonnés.
La colonialité des savoirs (Lander & Castro-Gómez, 2000) est un système de pensée qui s’exprime par la négation et la dépréciation des connaissances autres justifiant le fait que seulement le savoir scientifique est neutre, objectif avec une validité universelle. La nécessité d’un dialogue horizontal entre ces deux systèmes parallèles s’impose donc ici et ouvre des possibilités d’échanges, de réflexion et d’interprétation de la réalité des parturientes en rapport avec les spécificités historiques haïtiennes.
Les politiques publiques en santé maternelle doivent questionner la prépondérance des pratiques dites scientifiques qui excluent un large pourcentage des parturientes haïtiennes et dont les résultats sont loin d’être concluants. Ceci s’avère en effet nécessaire pour mieux accompagner les mères et atteindre l’objectif visé, soit celui de la baisse de la mortalité maternelle. Il faudra donc pour ceci envisager des propositions mieux adaptées au contexte.
Bibliographie
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