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Les femmes haïtiennes évoluent dans des contextes déséquilibrés. La vie en Haïti, comme dans plusieurs pays, est en effet structurée à l’avantage des hommes à plusieurs égards, que ce soit dans la distribution de la pauvreté, du travail ou des autres conditions matérielles de la vie des femmes. Les cadres sociodémographique, socioéconomique et sociopolitique qui suivent présentent les principales caractéristiques de la situation actuelle.
Cadre sociodémographique : éducation et santé reproductive à la traine
Haïti compte environ 11 millions de personnes sur son territoire, les femmes représentant 50,4 % de cette population selon les données de l’EMMUS VI (MSPP, 2017). L’espérance de vie des femmes est plus élevée que celle des hommes : 66,4 ans contre 61,2 ans. Elles ont cependant un accès plus limité à l’éducation : 58,3 % des filles vont à l’école contre 63,8 % des garçons (IHSI, 2003).
L’indice synthétique de fécondité est de trois enfants par femme et seulement environ 34 % des femmes utilisent une méthode contraceptive propre au milieu médical et pharmaceutique. En outre, les femmes haïtiennes utilisent des procédés traditionnels pour contrôler leur fécondité qui ne sont pas répertoriés par ces statistiques.
Haïti présente le taux de mortalité maternelle le plus élevé de la région caribéenne. Toujours selon l’EMMUS-VI, son taux est de 630 femmes sur 100 000 alors que 39 % des femmes ont accouché dans un établissement de santé pendant la période 2016-2017.
La précocité des grossesses y est importante. Environ 2 % des femmes ont accouché avant l’âge de 15 ans selon l’IHIS (2003), alors que l’âge médian de la première naissance est de 22,4 ans.
Ces deux indicateurs confirment en quelque sorte la faiblesse de la médecine préventive envers les femmes et les filles.
Ces dernières subissent d’ailleurs souvent la pression de leurs partenaires pour qu’elles leur donnent une preuve d’amour à travers un acte sexuel (« Ban mwen prèv ») (Rahill et al., 2020). La moyenne d’âge des femmes à leur première union en couple est cependant de 22,8 ans.
Cadre socioéconomique : plus de travail, moins d’argent
« Les femmes haïtiennes travaillent plus que les hommes », soulève Nathalie Lamaute-Brisson (2015) dans un texte portant sur l’entreprenariat au féminin en Haïti. Et « leur temps est davantage consacré au travail domestique (53 %) », précise-t-elle.
Elles cumuleraient aussi un temps de travail domestique et marchand qui dépasse celui de leurs homologues masculins de plus de 50 %, selon certaines estimations partielles citées par cette auteure.
Le travail dans la sphère domestique est deux fois plus important pour les femmes que pour les hommes. Elles consacrent en effet 29 % de leurs heures travaillées aux tâches domestiques, contre 13 % seulement pour les hommes.
En 2012, le surplus de travail des femmes était évalué à 52 %. En 2007, ce surplus était de 54 %.
« Les femmes qui ont un emploi, notamment celles qui ont peu de ressources monétaires, développent plusieurs modes de conciliation ou de gestion du temps de travail : l’exercice d’un emploi à temps partiel, la tenue d’une activité génératrice de revenu à proximité ou au domicile, notamment en milieu urbain. Ceci permet d’alterner le temps d’emploi et le temps du travail de soins, la délégation (partielle ou totale) aux enfants, aux filles surtout, aux conjoints et aux “chaînes féminines” de prestataires de soins dans les familles élargies ou complexes des tâches domestiques ainsi que la garde des enfants (Lamaute-Brisson, 2015). »
Les femmes haïtiennes sont à la fois des productrices, commerçantes et agentes de liaison qui font le lien entre l’économie rurale et l’économie urbaine, comme en témoigne la contribution dans le secteur informel des commerçantes « Madan Sara », presque exclusivement des femmes.
Celles-ci transportent inlassablement les produits de consommation ou de l’agriculture d’un marché à un autre, tant au niveau national qu’international (Dupain, 2020). Figure incontournable de la société, ces marchandes facilitent la circulation de l’argent et des biens entre les territoires et entre les individus, tout en garantissant la transmission et la reproduction de compétences féminines entre les marchés.
Concernant leur apport au PIB, Lamaute-Brisson ajoute aussi qu’en 2013, les femmes représentaient les deux tiers des plus de 30 000 personnes œuvrant dans le secteur ouvrier du textile en Haïti.
Notons à ce sujet que l’industrie du textile, où se concentre la majorité du travail en usine, fournit 91 % des revenus d’exportation du pays (Lamaute-Brisson, 2015). Cette donnée réaffirme encore une fois les rôles de premier plan que les femmes haïtiennes jouent dans l’économie du pays.
En 2014, selon le rapport du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) intitulé Cadre de développement en Haïti, le revenu moyen du travail était de 5 316 gourdes par mois à l’échelle nationale. Chez les femmes, celui-ci était 60 % du revenu des hommes, soit 3 855 gourdes par mois pour 6 454 gourdes chez les hommes.
Au sein des foyers, elles ont aussi des responsabilités économiques qui sont inéquitables (Lamour, 2019). Les hommes consacrent 70 % de leur temps de travail dans un emploi directement rémunéré, beaucoup plus que les femmes (Lamaute-Brisson, 2015). Aussi, 71 % des femmes haïtiennes ne possèdent ni terre ni maison et seulement 20 % les possèdent conjointement (FNUAP, 2017).
Marginalisation socioéconomique des femmes
Le rôle des femmes dans l’économie haïtienne est en grande partie cantonné dans celui du travail informel ou de service, souvent à l’écart des centres de décision. Elles sont aussi en plus grand nombre parmi les personnes les plus économiquement vulnérables.
Les jeunes femmes sont en effet affectées de manière disproportionnée par la marginalisation socioéconomique, selon le ministère des Affaires sociales et du Travail (MAST, s. d.). Cette marginalisation afflige davantage les femmes cheffes de ménage, soit 16,7 % de femmes, contre 6,9 % d’hommes.
Selon Fred Doura (2018), elles représentent aussi un peu plus de la moitié de la population, mais demeurent reléguées aux secteurs de l’offre de services (29,3 %) et au secteur informel (25 %). Malgré ceci, 77,5 % des propriétaires indépendants sont des femmes.
On constate aussi une disproportion marquée dans le secteur public. L’administration publique compte ainsi 32,9 % de femmes contre 67,1 % d’hommes. Et les femmes représentent seulement 17 % des effectifs dans les tâches de conception et de direction alors que les hommes occupent 83 % de ces emplois.
Elles occupent 30 % des postes de cadres intermédiaires alors que les hommes en occupent 70 %. Enfin, 32 % des agents de soutien de la fonction publique disposant d’un métier et 38 % des employés ne disposant d’aucune qualification sont des femmes (OMRH, 2014).
Finalement, dans le secteur agricole, 28 % des femmes sont rétribuées en argent et 7 % n’ont aucune rémunération. La grande présence des femmes et des filles en domesticité témoigne aussi du fait qu’il s’agit des personnes parmi les plus appauvries de la société haïtienne.
Une éducation moins accessible
L’inégalité entre les femmes et les hommes se remarque aussi dans la déscolarisation : on y relève un écart en défaveur des filles. En 2007, l’abandon scolaire touchait ainsi plus de filles (12 %) que de garçons (10 %) (Trouillot, 2013). Selon l’UNICEF, 70 % des jeunes femmes de 15 à 24 ans seraient alphabétisées.
Selon Evelyne Trouillot Ménard, les jeunes femmes sont les premières sacrifiées quand les ressources des ménages diminuent (Trouillot, 2013). De plus, les grossesses précoces poussent parfois les jeunes filles à délaisser l’école plus tôt que les garçons.
Ces réalités expliquent peut-être en partie la faible présence des femmes dans l’enseignement supérieur en Haïti où la grande majorité du corps professoral est constitué d’hommes (Lamour, 2015).
Dans le milieu de la médecine, la disproportion est aussi très marquée. Les femmes forment toujours la minorité des inscriptions dans les écoles de médecine, une profession parmi les mieux payées, tandis qu’elles se retrouvent au contraire en majorité dans la profession infirmière, qui se situe plus bas dans l’échelle salariale.
Les femmes ont intégré l’Université d’État d’Haïti depuis 1934. Cependant, aucune d’elles n’a accédé au poste de rectrice dans cette institution. Or, depuis 1982, année où les femmes mariées ont accédé à la majorité civile et politique, aucun frein juridique ne les empêche d’accéder à ce type de poste.
Cadre sociopolitique : déni du droit de produire un discours sur la société
Bien que les femmes constituent plus de la moitié de l’électorat, leur présence au sein des instances décisionnelles démocratiques est minime. Elles participent peu aux joutes électorales, se retrouvent peu au sein des partis politiques comme candidates et sont peu présentes dans les postes nominatifs. À l’inverse, elles sont largement représentées dans les postes administratifs et de soutien.
En 2009, elles constituaient 4,7 % des membres du Parlement haïtien, soit six femmes pour 129 parlementaires. Leur faible participation politique est due à un enchevêtrement de causes structurelles, selon Myriam Merlet (2002) et d’après une étude conduite par la SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn, 2016).
Les problèmes spécifiques sociaux et familiaux, la violence qui désorganise le champ politique, le manque d’accès des femmes aux ressources financières, le machisme ambiant ainsi que la perception de la politique comme une « chose sale » ou violente sont autant de raisons qui limitent leur participation à la politique active en Haïti. Cette inégalité de présence aux multiples niveaux décisionnels résulte aussi d’entraves culturelles et idéologiques.
Si, au sein des foyers, les responsabilités économiques sont distribuées de manière inéquitable entre les sexes, le pouvoir décisionnel en matière d’affectation et d’utilisation des ressources reste lui aussi très inégal et se déploie au détriment des femmes. Ceci, dans un contexte où l’organisation sexuée du social fait en sorte que la société valorise de façon différente le temps et la force de travail des femmes et des hommes.
Cette inégalité dans la distribution de la force de travail explique l’appropriation du temps de travail des femmes alors que l’État refuse, par exemple, d’aménager les dispositifs de protection sociale servant à reconnaître, organiser et rémunérer le travail de soins, qui est majoritairement assuré par les femmes.
Souvent, pour prendre un autre exemple, elles assument aussi seules les charges sociales d’une famille, comme l’alimentation, les soins médicaux, la scolarisation, les funérailles, les unions, les naissances, les rituels religieux, etc. Malgré le fait qu’elles assurent en plus grande proportion la protection des plus faibles, les femmes se retrouvent de fait en grande partie écartées de la construction du commun et des lieux de décision collective.
La société est organisée de telle sorte que la présence physique des femmes dans l’espace politique est réduite et leur parole occultée. Elles sont marginalisées dans ces lieux où les hommes s’imposent comme étant les seuls concernés.
Cette mise hors-jeu des femmes en politique traduit un déni de leur droit de produire un discours sur la société alors que leur contribution à la vie économique structure l’équilibre de l’ensemble social haïtien.
Majoritaires en nombre, minoritaires en position de pouvoir
L’organisation du politique et de l’économique suggère donc la présence d’une distribution inégale qui pénalise les femmes au profit des hommes à plusieurs égards. L’exclusion des femmes des cercles du pouvoir institutionnalisé, qu’ils soient politiques ou économiques, les désavantage dans la société.
Comme ailleurs, il en résulte qu’elles se retrouvent en position subalterne et ne sont pas reconnues en tant qu’individus à même de se construire en dehors de prescriptions sociales limitant leurs discours et leurs activités.
Toutefois, au-delà de ce déséquilibre, elles luttent seules ou à l’intérieur de collectifs afin de s’émanciper de tels carcans (Lamour, 29 janvier 2020 ; Lamour, 2020). Les luttes menées en Haïti depuis le début du XXe siècle contre les violences faites aux femmes et aux filles en témoignent, autant que celles concernant l’autonomisation économique des femmes et leur participation politique à la gestion de la chose publique.
En définitive, les faits dont nous avons fait état dans ce court texte soulignent le paradoxe suivant : tout en étant majoritaires (en nombre) dans l’espace économique, les femmes haïtiennes demeurent toutefois minoritaires dans le champ politique et sont exclues des autres espaces sociaux sauf, bien entendu, de l’espace domestique.
Bibliographie
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