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Dans la foulée de la grande mobilisation féministe suivant le départ des Duvalier, de nombreuses militantes, convaincues de la nécessité d’investir les espaces décisionnels de l’État, ont travaillé à la création du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes (MCFDF). Ce fut chose faite en 1994 : ce ministère aura été central dans la défense des droits des femmes dans les années subséquentes. Certains parallèles pourraient être faits entre cette période et celle entourant la création de la Ligue féminine d'action sociale (LFAS, 1934-1957), induite elle aussi par un désir de mieux articuler les luttes des femmes pour leurs droits. Un entretien avec la première titulaire du ministère, Lise Marie Déjean, ainsi qu’une recherche d’archives ont servi à produire cet article.
I- La longue marche des femmes pour la participation politique en Haïti
Depuis la création de la Ligue féminine d’action sociale, la participation politique des femmes constitue un des piliers stratégiques du mouvement féministe haïtien. En effet, déjà, entre 1934 et 1957, la Ligue a travaillé à la reconnaissance des droits des femmes. Riche en rebondissements, cette lutte menée contre des forces conservatrices aura permis aux femmes d’obtenir le droit d’être élues, puis, le 25 janvier 1957, le droit de vote. Madeleine Sylvain Bouchereau, cofondatrice de la Ligue, a été la première candidate au Sénat. Mais l’accession au pouvoir, en septembre 1957, de François Duvalier arrêtera cet élan. Une dictature féroce de près de 30 ans réprimera la liberté d’association et forcera une grande partie des féministes et la plupart des acteurs de la vie associative à rejoindre la clandestinité ou à partir en exil.
Le combat pour la participation politique des femmes a repris avec vigueur après la chute de la dynastie Duvalier. La manifestation du 3 avril 1986, à l’appel de Fanm Dayiti, avec ses milliers de femmes réunies à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien, symbolisera trente ans plus tard le début d’un renouveau féministe haïtien. L’un des slogans les plus éloquents de cet événement illustre bien cette renaissance : « Fòk kat la rebat mesye, li pap fèt ni san nou, ni kont nou » [Il faut rebattre les cartes Monsieur, ça ne se fera pas sans nous ni contre nous].
Durant les années 1980, de nombreuses organisations féministes et féminines ont vu le jour sur l’ensemble du territoire national, notamment SOFA, Kay Fanm, Fanm Deside, AFASDA, CPFO, Fanm Yo La et MOUFHED. Celles-ci ont milité pour que le principe d’égalité soit inscrit dans la constitution de 1987, axe majeur de la militance à cette époque.
En février 1988, Mirlande Manigat est devenue la première femme à siéger au Sénat. La même année, son mari, le président Leslie Manigat, a instauré un secrétariat d’État à la Condition féminine, sous la gouverne de Carmen D. Cilaire. Il n’a pas survécu au renversement du gouvernement par une junte militaire le 20 juin 1988.
Période de grande instabilité politique, la décennie suivante a débuté avec la démission du général Prosper Avril le 10 mars 1990 et le retour d’un état démocratique. Ertha Pascale Trouillot, première femme avocate en 1971 et première femme membre de la Cour de cassation en 1986, est alors nommée à la présidence provisoire, devenant ainsi la première femme à occuper cette fonction. Son mandat se résumait cependant à organiser des élections pour remettre la présidence à un élu. Ces élections scelleront la victoire de Jean Bertrand Aristide, le 16 décembre 1990, grâce à une large coalition issue de la société civile. Les femmes et les groupes de femmes ont alors joué un rôle de premier plan, tant aux élections présidentielles que législatives, à ce moment central dans la mise en place de la démocratie en Haïti.
À l'époque, les femmes, qui constituaient 52% de la population haïtienne, mais seulement 8 % des candidat·es (Castor, 1994). Seules trois sénatrices, sur les 30 membres du Sénat, et 13 députées ont été élues. Sur les 11 candidats à la présidence retenus par le Conseil électoral provisoire (CEP) de l’époque, ne se retrouvait qu’une seule femme, Marie Colette Jacques, dont la candidature sera pourtant invalidée avant que son nom ne soit inscrit sur les bulletins de vote. Le cabinet du nouveau gouvernement du président Jean-Bertrand Aristide a cependant compté 4 femmes : Marie Michelle Rey aux Finances, Marie-Denise Fabien-Jean-Louis aux Affaires étrangères, Myrtho Célestin-Saurel aux Affaires sociales et Marie Laurence Jocelyn-Lassègue à la Culture et à la Communication.
II- La création du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes
À ce moment, plusieurs femmes paysannes se projetaient déjà comme futures autorités locales grâce aux nouvelles formes de distribution du pouvoir garanties par la Constitution de 1987 – car cette constitution avait reconnu le principe d’égalité entre les sexes.
Un mois après l’arrivée de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir le 7 février 1991 et à la suite d'une orientation stratégique ayant recueilli l’appui de nombreuses membres issues du milieu rural, Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA) organisera une des premières manifestations réclamant la création d’un ministère à la Condition féminine. Selon la ministre Lise Marie Déjean, le slogan de cette manifestation du 8 mars 1991 : « Yon ministè fanm pou defann kòz fanm » (Un ministère des femmes pour défendre la cause des femmes) reflétait cette priorité d’action. Cette manifestation a traversé la place publique du Champ de mars, où se situait le palais présidentiel. La ministre de la Culture et de la Communication de l’époque, Marie Laurence Jocelyn Lassègue, a alors ouvert les grilles du palais pour inviter les féministes à y pénétrer. Le président Aristide a plutôt bien accueilli cette initiative et en a profité pour inviter les associations féministes une semaine plus tard à une rencontre sur la question.
Ce projet de ministère semblait donc avoir une ouverture auprès du nouveau gouvernement. Plusieurs rencontres ont ensuite eu lieu entre celui-ci, des organisations féministes – telles que SOFA, Kay Fanm et ENFOFANM – et plusieurs personnalités politiques pour en définir les modalités. Toutefois, l’idée ne faisait pas l’unanimité chez les féministes ou chez les politicien·nes, les critiques les plus virulentes alléguant que le budget de la République n’était pas en mesure d’absorber de nouvelles dépenses. Le gouvernement a tout de même été de l’avant. « L’initiation des discussions pour la mise en place du ministère ne fut pas facile. Pour plus d’uns, l'État n’avait pas les moyens pour supporter une nouvelle structure. Nous avons dû mener une lutte sans relâche pour contrer ces opinions »
Ce processus de création du ministère a été contrecarré abruptement par le coup d’état du 30 septembre 1991, qui a aussi mis fin à tous les projets démocratiques du pays. Sous cette nouvelle dictature, de nombreuses femmes ont vaillamment défendu le principe du retour à l’ordre constitutionnel. Avec l’appui des États-Unis, Aristide est revenu au pouvoir le 15 octobre 1994. Il a alors nommé Lise Marie Déjean, membre de la SOFA, comme première titulaire du nouveau ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes (MCFDF). Elle a accédé à ses fonctions le 8 novembre 1994. Cependant, selon elle, ses débuts ont été ardus.
III- Le fonctionnement du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes
Le cabinet du MCFDF devait se limiter à neuf membres. Mme Déjean a pu en nommer huit elle-même, dont la cheffe de cabinet, la conseillère juridique, la conseillère politique, la responsable des communications et l’agente de liaison avec les provinces. Le ministère a été structuré en quatre directions distinctes : une direction administrative, une direction sociale, une direction juridique et une direction responsable de l’expansion. Cette dernière direction avait entre autres pour mission de chapeauter deux organismes indépendants : l’Institut des droits de la femme, sous la responsabilité d’Yves Dorestal, et l’Institut pour la promotion des droits de l’enfant.
« À ses débuts, le MCFDF a été conçu comme un espace de services dédiés aux femmes, sa mission étant de recueillir et de transformer les doléances des femmes en objets de politique publique, raconte Mme Déjean. L’une des premières actions que j'ai posées comme ministre a été la rédaction d’une loi-cadre nécessaire pour justifier le budget de fonctionnement du ministère. Ce dernier s’appuyait sur les savoir-faire acquis au sein des organisations féministes dans les années précédentes. »
Le ministère a réalisé une première activité publique le 25 novembre 1994 pour la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et des filles. Il s’agissait d’une foire dans la cour de son bâtiment mettant en valeur les productions de femmes ainsi que le double rôle des femmes comme productrices et reproductrices.
Au cours de cette première année, le ministère va aussi accueillir le comité Vérité-Justice qui, sous la houlette de Françoise Boucard, recueillait les doléances des survivantes de violences du coup d’État de 1991. L’armée qui venait de quitter le pouvoir s’était en effet servie du viol pour faire taire les revendications de femmes qui demandaient le retour à l’ordre constitutionnel.
Au départ, la création du ministère semble avoir été plutôt bien accueillie par la presse et la population, hommes et femmes. Des artistes s’étaient aussi portés volontaires pour collaborer avec la nouvelle institution alors que des étudiantes de la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti avaient conduit bénévolement des enquêtes sur les réalités des femmes au nom du ministère. Des Haïtiennes de la diaspora, surtout canadienne, s’identifiant pour la plupart comme féministes, ont alors également aidé au renforcement de la structure du ministère, dont entre autres Mireille Neptune Anglade et Monique Dauphin.
Cela dit, le ministère a rencontré dès ses débuts de nombreuses difficultés. Le premier budget de fonctionnement alloué sera de 9 millions de gourdes, soit l’équivalent de 140 000 dollars américains à l’époque, et ce, malgré le projet de budget soumis de 163 millions de gourdes. Dans un geste d’éclat pour protester contre ce manque à gagner de 154 millions de gourdes, la ministre Déjean a remis sa démission. Pour ne pas perdre la première titulaire de ce ministère dans la controverse, le Conseil des ministres a refusé cette démission et décidé de revoir ce budget à la hausse, accordant au ministère près de 17 millions de gourdes.
La ministre Déjean a aussi dû faire face à d’énormes réticences, parfois hostiles, à l’intérieur même de l’administration publique. Pendant 3 mois, les réquisitions du MCFDF ont par exemple été gelées par le ministère de l’Économie et des Finances (MEF). Le directeur général du budget tentait ainsi, selon Mme Déjean, de barrer la route au MCFDF. De plus, le nouveau ministère a été contraint d’attendre plusieurs mois avant d’obtenir enfin un local permanent, en janvier 1995. Un décret présidentiel l’a alors installé dans l’ancien quartier général de l’armée.
« Le moment qui m’a le plus marquée, se rappelle Mme Déjan, c’est quand nous avons compris que les fils électriques de l’ancien quartier général de l’armée avaient été trafiqués de manière à mettre le feu au bâtiment. »
Enfin, pendant plus de 6 mois, le MCFDF a dû fonctionner sans directrice générale, car les personnes proposées pour ce poste – des militantes féministes ou des droits humains pour la plupart – ont toutes été rejetées par le président Aristide, qui a fini par imposer son choix : Thérèse Liautaud.
La cohabitation de la ministre et de sa nouvelle directrice générale s’est avérée difficile. Les tensions se sont soldées par la mise à pied de nombreuses collaboratrices féministes neuf mois après l’installation de Mme Déjean. Ces départs massifs ont eu lieu alors que la ministre préparait son bilan de la gestion du ministère, dont la date de publication avait été choisie par l’équipe en place pour symboliser les neuf mois de la grossesse d’une femme.
Des parallèles avec la Ligue féminine d'action sociale
Dès sa fondation en 1934 et tout au long de son histoire, la Ligue féminine d'action sociale avait œuvré pour l’accès des femmes au vote. Cinq décennies plus tard, les mouvements en faveur de la participation politique des femmes ont conduit à la création du MCFDF. Ces deux cas d’institutionnalisation de demandes pour une meilleure participation politique des femmes recèlent de nombreuses similitudes. Ces dynamiques récursives sont ainsi comparables en plusieurs points : systématisation de la lutte et demande de prise en compte des femmes dans la gestion de la chose publique.
L’expérience de la Ligue et celle du ministère démontrent que les périodes post-bouleversements politiques créent les conditions du développement d’une conscience féministe : les moments de rupture sont ainsi souvent des moments décisifs pour les femmes haïtiennes.
Ces deux périodes agitées ont en effet permis aux femmes et aux organisations de femmes de capitaliser sur les luttes engagées pendant les périodes précédentes de crise et d’obtenir une meilleure reconnaissance publique. Leur lutte acquiert ainsi un meilleur positionnement dans l’espace public car les femmes deviennent, à chaque fois, des sujets politiques plus audibles. Aussi, force est de constater que le regroupement en associations permet aux femmes de mobiliser des compétences insoupçonnées, à la fois administratives et politiques. Actuellement, bien que le ministère semble instrumentalisé au profit d’agendas politiques non-féministes, les organisations continuent la lutte pour la participation politique des femmes au sein de la société civile : organisations féministes et structures politiques mixtes, dont certains partis politiques.
Bibliographie
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CASTOR, Suzy, 1994. Les femmes haïtiennes aux élections de 90, CRESFED, 160 p.
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TICKET MAGAZINE, 2021. SOFA : 35 ans de luttes féministes en Haïti, Ticket Magazine, 44 min.
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